BAUDELAIRE, Charles
Fantômes parisiens. - [Sept vieillards].
[Manuscrit autographe]
[Honfleur], [printemps 1859]
SUPERBE MANUSCRIT AUTOGRAPHE D’UN DES PLUS BEAUX ET PLUS
LONGS POÈMES DE CHARLES BAUDELAIRE.
SEUL POÈME DE BAUDELAIRE, AUJOURD’HUI CONNU ET EN MAINS
PRIVÉES, “ENLUMINÉ” (Claude Pichois) D’UN DESSIN ORIGINAL DU POÈTE.
LÀ OÙ L’IMAGE ET LE DESSIN PROLONGENT LE VERBE ET LA POÉSIE
3 pages sur 2 feuillets in-folio (271 x 210mm). Un titre, 14 strophes de 4 alexandrins, soit 56 vers, à l’encre
brune, 9 ratures dont une strophe de quatre alexandrins barrée.
DESSIN ORIGINAL DE CHARLES BAUDELAIRE. Dessin à l’encre d’un trois-mâts voguant dans les
vagues (70 x 170mm)
CORRECTIONS autographes
: “spectre” pour “fantômes” (v. 2), “allongeait” pour “augmentait” (v. 6),
“aspect” pour “habit” (v. 15), “sinistre vieillard” pour “vieillard” monstrueux” et “néfaste vieillard” (v.
36), “Ces sept monstres” pour “tous ces monstres” (v. 40), “vainement” barré (v. 49), et l’avant-dernière
strophe également barrée
PREMIÈRE ANNOTATION autographe de Baudelaire à l’encre, sous le dessin, adressée à Alphonse de
Calonne
: “Gardez les différentes versions. Je ferai la bonne chez vous.”
DEUXIÈME ANNOTATION autographe de Baudelaire au crayon à papier, sous la précédente, adressée
à Alphonse de Calonne
: “Merci pour vos bons arrangements. Si vous n’avez pas reçu de copie hier, c’était
parce qu’il fallait que je susse d’abord s’il y avait lieu de recommencer pour boucher une lacune”
EN FEUILLES. Chemise-étui en maroquin brun de Maylander
PROVENANCE : Alphonse de Calonne (1818-1902), directeur de la Revue contemporaine (attribution
quasi certaine donnée par Claude Pichois) -- [Collection anonyme]. Autographes d’écrivains, peintres [...],
Paris, 21 janvier 1878, exp. Charavay, n° 14
:
“Fantômes parisiens, pièce de vers autographe, avec ratures et
corrections... terminée par un dessin représentant un navire battu par les flots” (provenance citée dans
L’Atelier des Fleurs du Mal, 2005, p. 473) -- Londres, Sotheby’s, 27 avril 1971, n° 299, avec illustration,
£4.000 -- Pierre Berès -- “La localisation de ce manuscrit est indéterminée” (Pichois, 2003), mais
: acquis
chez Pierre Berès
Le manuscrit de Fantômes parisiens
Les deux séjours de Charles Baudelaire à Honfleur de la fin janvier à la mi-juin 1859 furent l’une
des périodes les plus fructueuses de sa vie de poète. Il publia Le Voyage et L’Albatros dans un
placard imprimé à Honfleur, en février, et composa deux longs poèmes, Les Sept Vieillards et
Les Petites Vieilles. Il envisagea un temps de rassembler ces deux derniers poèmes sous un titre
générique, Fantômes parisiens, en y intégrant peut-être un troisième poème, Le Cygne. Les trois
poèmes seront dédicacés à Victor Hugo dont Baudelaire espérait obtenir une préface pour sa
plaquette sur Théophile Gautier (1859). L’idée d’une série est rapidement abandonnée. Ils seront
intégrés à la section des Tableaux parisiens de l’édition des Fleurs du Mal de 1861. Les poèmes
parurent d’abord le 15 septembre 1859 dans la Revue contemporaine, dirigée par Alphonse de
Calonne.
16.
30 31
On connaît quatre manuscrits autographes de Fantômes
parisiens-Sept vieillards :
1. Manuscrit coté “A” par Pichois et Dupont (2005). Envoyé
au directeur de la Revue française, Jean Morel, en juin 1859.
Il a été amputé du début et de la fin. Vendu dans une vente
du 11 novembre 1974, au château de Béranger, à Sassenage --
acquis en 1975 par la Lilly Library de l’Université d’Indiana
(Bloomington, cote
: LMC 1391)
2. Manuscrit coté “B” par Pichois et Dupont (2005). Envoyé
au directeur de la Revue contemporaine, Alphonse de Calonne.
Le manuscrit a ensuite appartenu à Philippe Burty (9-14
mars 1891)
: “2 pp. petit in-4”. Sa localisation actuelle est
aujourd’hui inconnue. Très peu de modifications par rapport
à “A”.
3. Manuscrit coté “C” par Pichois et Dupont (2005, le présent
autographe). Il porte encore le titre générique Fantômes
parisiens (coté “Z” par Pichois dans les Œuvres complètes, 1975)
4. Manuscrit coté “D” par Pichois et Dupont (2005). Envoyé
à Victor Hugo. Ancienne collection Stefan Zweig (manuscrit
coté “ZA” par Pichois dans les Œuvres complètes, 1975),
conservé à la British Library (cote
: Zweig Ms. 136)
L’annotation au crayon de Baudelaire à la fin du manuscrit
(“C”) permet de comprendre qu’il l’adressa à Alphonse
de Calonne, le directeur de la Revue contemporaine :
“Cette version du poème étant très proche de celle que publiera
le 15 septembre 1859 la Revue contemporaine, on peut supposer
que c’est à Calonne que fut adressé le manuscrit, aussi bien
que les versions antérieures [Manuscrit “B”] auxquelles
fait allusion la première des deux notes “explicatives” de la
fin (“Gardez les différentes versions. Je ferai la bonne chez
vous”)
; ces divers envois ont dû être faits entre le 20 juillet
et le milieu d’août. Quant à la seconde note autographe -
séparée de la première par un trait, et écrite au crayon (donc
ajoutée à un autre moment que celui où fut copié le poème) -,
elle pourrait concerner le manuscrit d’Un mangeur d’opium,
que devait publier Calonne les 15 et 31 janvier 1860... Par
rapport au manuscrit antérieur, le travail est ici beaucoup
plus poussé” (Leakey et Pichois, 1973).
Le dessin du navire
: Baudelaire dessinateur
Ce manuscrit de Fantômes parisiens, l’un des deux en
mains privées, est assurément le plus beau des quatre
manuscrits recensés. Pichois rappelle qu’il est le “seul
manuscrit enluminé de ce vaisseau qui sombre, image
de sa raison [celle de Baudelaire] en perdition”.
Il fut très tôt reproduit, l’année même de la mort de
Baudelaire, en 1867, dans l’Album autographique, mais
seulement en partie, et de façon fautive
: “il n’a longtemps
été connu que par des reproductions partielles des deux
dernières strophes, du dessin à la plume, et d’une des
deux notes écrites par Baudelaire au bas de la dernière
page” (Pichois et Dupont, 2005). Une signature de
Baudelaire, qui n’existe pas dans l’autographe original,
a été rajoutée dans la reproduction de la revue, et
répercutée dans les publications postérieures. Pichois
put consulter l’autographe ou sa reproduction lors de
sa vente à Londres en 1971 - près de cent ans après sa
disparition - puisqu’il le reproduit correctement (bien
que toujours la seule page du dessin) dans l’Album
Baudelaire de la Pléiade (1974).
Quand on parcourt l’œuvre dessinée de Baudelaire, il ne
fait aucun doute que le poète des Fleurs du Mal se doublait
d’un grand dessinateur. Parmi la trentaine de dessins et
croquis réalisés par Baudelaire, aujourd’hui connus, que
recensent Pichois et Avice, seuls deux accompagnent des
poèmes
: le portrait épigraphique d’une femme au-dessus
d’un poème intitulé Les Yeux de Berthe (Bibliothèque
Jacques Doucet) et celui-ci. Ce manuscrit de Fantômes
parisiens est donc le seul aujourd’hui connu, et en mains
privées, d’un poème que Baudelaire prolongea d’un
dessin. Prolongea et non pas illustra
: Baudelaire parlera
même de “dépassement” à Victor Hugo (voir infra). Les
lignes du dessin découlent - ou dérivent - naturellement
des derniers vers du poème, dans une rêverie ou une
“fièvre” de Baudelaire que Pichois attribue à l’opium
:
“la fièvre du vers 50 devient une “tempête”... Sans cette
amplification nouvelle donnée à l’image finale, Baudelaire
aurait-il pensé à ajouter, à la fin de sa transcription du poème,
ce petit dessin si robuste et vigoureux, du navire battu par les
flots ?” (Pichois et Leakey, 2005).
Le poème devient dessin et le dessin devient poème
: dans
son format même et son emplacement sur la page, le
“navire battu par les flots” occupe exactement l’espace
d’une strophe.
Le poème
Ce poème, l’un des plus longs de Baudelaire, est aussi
l’un des plus extraordinaires et des plus ambitieux qu’il
ait jamais écrits
: Baudelaire confie à Victor Hugo, qui en
est le dédicataire dans l’édition de 1861, que ces vers “se
jouaient depuis longtemps dans [s]on cerveau” et qu’il
a “réussi à dépasser les limites assignées à la Poésie”.
Quelles sont ces limites dépassées
? Victor Hugo lui
répond par une formule devenue célèbre
: “Que faitesvous ? Vous marchez. Vous allez en avant. Vous dotez le
ciel de l’art d’on ne sait quel rayon macabre. Vous créez
un frisson nouveau” (6 octobre 1859).
Le fantastique conduit ce poème. Le poète – ou le
locuteur – déambule dans une ville fantomatique. À
la quatrième strophe surgit “tout à coup” un vieillard,
puis six autres “spectres” semblables, vision infernale
conduisant l’âme du poète à la dérive. Baudelaire se
tient, avec ce poème, entre Gérard de Nerval, Edgar
Poe et Arthur Rimbaud, au seuil d’un espace nouveau,
“vers un but inconnu” (huitième strophe). On entend en
plusieurs endroits de Fantômes parisiens des résonances
avec la dérive du futur Bateau ivre : les “sèves” (v. 3) qui
seront des “sèves inouïes” chez Rimbaud, la rivière (v. 7)
qui deviendra un “fleuve”. Le vers final - celui qu’illustre
le dessin - est le plus explicite
: “Sans mâts, sur une mer
noire, énorme et sans bords”. Claude Pichois note cette
parenté entre le poème de Baudelaire et le grand poème
de Rimbaud
:
“C’est une hallucination – non une allégorie – que ce poème
nous livre, comme le prouvent aussi bien le titre collectif et la
première strophe que la dernière strophe, où prend naissance
Le Bateau ivre de Rimbaud… Peut-être cette hallucination futelle provoquée par l’opium ou par le souvenir de l’opium : la
couleur jaune (v. 9 et 13) tend à le suggérer. Peut-être aussi
par le seul effet d’une solitude angoissée : “Le meilleur
commentaire des Sept vieillards, ce sont, dans les Cahiers de
Malte Laurids Brigge, certaines images où Rilke a décrit, de
façon saisissante, l’angoisse hallucinée de l’homme seul”.
Ce manuscrit ne figure pas au répertoire des Biens
spoliés ni dans son Supplément
ICONOGRAPHIE
: Première reproduction
: Album
autographique, l’Art à Paris en 1867, 14e livraison
: https://
gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k1508807h/f141.item -- Claude
Pichois et François Ruchon, Iconographie de Charles Baudelaire,
Genève, Pierre Cailler, 1960, pl. 200 -- Album Baudelaire, Paris,
Gallimard, coll. de la Pléiade, 1974, n° 279 (avec la signature
de Baudelaire indûment ajoutée par l’éditeur), p. 197 -- Claude
Pichois, Jean-Paul Avice, Les Dessins de Baudelaire, Paris, 2003,
n° 39, p. 53
BIBLIOGRAPHIE : Felix W. Leakey et Claude Pichois. “Les
sept versions des Sept vieillards”, in Études baudelairiennes,
vol. 3, 1973, pp. 262 et suiv. : www.jstor.org/stable/45074201
-- Baudelaire, Œuvres complètes, Paris, 1975, I, pp. 87 et 1009
-- Claude Pichois, Jacques Dupont, L’Atelier de Baudelaire-Les
Fleurs du Mal, Paris, 2005, p. 465 et suiv.
WEBOGRAPHIE
: pour le manuscrit envoyé à Victor Hugo,
ayant ensuite appartenu à Stefan Zweig et aujourd’hui conservé
à la British Library
: https://www.bl.uk/manuscripts/Viewer.
aspx?ref=zweig_ms_136_f001r#
Nous remercions M. André Guyaux pour ses conseils