La figuration semble se préciser dans la série suivante baptisée “Mondanités”, puisque s'y déterminent des figures humaines détachées d'un fond uni. Encore leur identité corporelle et leur localisation restent-elles confuses : elles sont engagées les unes dans les autres à des échelles souvent différentes, elles sont prises dans un inextricable réseau de lignes qu'elles semblent se disputer en une concurrence éperdue pour la vie. Leur définition graphique, d'ailleurs, est réduite au minimum: quelques indications physionomiques élémentaires, principalement les yeux, représentés frontalement, fixés sur nous.
Rappelons que, parmi les formes les plus impressionnantes du mimétisme chez les animaux, notamment chez les insectes, les serpents et les oiseaux, il y a l'ocelle, cet œil amplifié, doué d'une force hypnotique qui peut paralyser ou provoquer une fuite panique. Chez l'homme, ce pouvoir hypnotique du regard est encore surdéterminé par des fantasmes liés à l'angoisse de la relation interpersonnelle. Aussi bien l'oscillation, à laquelle Dubuffet a toujours recouru comme un traitement électif des surfaces, retrouve-t-elle, dans cette période d'interrogation fondamentale de la peinture, son évidence étymo-logique. L'œil, c'est ce qui voit et ce qui peut être vu, c'est le centre d'un chiasme où se télescopent les oppositions fondatrices, notamment celle du sujet et de l'objet. Il faut donc entendre en l'occurrence le terme de mondanités non pas seulement dans le sens courant du m'as-tu-vu, mais dans celui, philosophique, de l'être-au-monde, lié à la fonction de paraître, et qui révèle son allégeance au champ scopique.
L'objectivité, c'est l'oubli ou le refoulement de cette omni-voyance à laquelle l'observateur est lui-même soumis. Et la peinture de Dubuffet dans son ensemble peut être considérée comme le rappel du caractère de parade de ce qui prétend à l'Etre. Aussi récuse-t-elle la perspective, le volume, la couleur locale, bref, tout ce qui pourrait suggérer un noyau substantiel, une identité, une permanence, une localisation. Elle se donne pour principal objectif de trahir le caractère essentiellement spéculaire de l'objectivité, précisément.
Son paradigme, c'est l'œil, qui se dérobe à toute assignation et qui renverse le rapport du voyant et du visible (Aloïse, qui noyait obsessionnellement le regard d'un bleu couleur d'infini, a éprouvé psychiquement ce que Dubuffet éprouve philosophiquement - mais la distinction est-elle encore pertinente ?). Aussi bien l'œil revient-il comme celui de Caïn hanter le tableau, qui devait pourtant consacrer la déposition du regard, puisque fait pour être vu. La relation voyeuriste est ici inopinément renversée, puisque le tableau nous toise comme un regard indéfiniment multiplié, nous rappelant que notre vision est incrustée dans la chair du monde, qu'«elle est prise ou se fait du milieu des choses » (Merleau-Ponty).
Michel Thévoz, “Crayonnages, Récits, Conjectures, Parachiffres, Mondanités, Lieux abrégés”, septembre 1974-mars 1976, In Dubuffet, Éditions Skira, Genève, 1986, p. 47